L’Inde à l’oeuvre: une littérature de perspectives
Après Francfort et Lille en octobre dernier, les écrivains indiens sont de nouveau à l’honneur, au Salon du Livre de Paris dans son édition 2007. Depuis 1997, année où le roman d’Arundathi Roy[1] remporta le Booker Prize et se tailla un beau succès à travers le monde, nous voyons se dessiner dans l’édition française un paysage littéraire qui reflète “ l’ouverture au monde ” de l’Inde dont les médias nous parlent. Mais cette ouverture est-elle bien si récente ? Le flair de Lalli, la vieille dame détective des premiers romans policiers véritables écrits en Inde[2] n’est pas nécessaire pour boucler l’enquête : les dates de première publication de nombreux livres, le lien à l’extérieur de la plupart des auteurs (séjours d’étude ou domicile), la richesse des thèmes et la profondeur de leur ancrage parlent d’eux-mêmes. L’aspect économique de cette ouverture – le plus spectaculaire – n’est, il est vrai, discernable de nos lucarnes que depuis peu. L’abandon progressif des mesures protectionnistes qui jugulaient l’initiative libérale est longtemps passé inaperçu au regard occidental. Ces mesures avaient certes contribué à maintenir la vision des Indiens dans les contours de leur culture, mais si l’Inde n’avait pas encore élargi les frontières de son espace social, elle s’ouvrait depuis longtemps, et de façon décisive, à l’Histoire.
L’imprégnation progressive des esprits par la dimension historique est en elle-même une révolution. L’Histoire fut longtemps confondue dans la culture indienne avec diverses conceptions mythiques du temps ou évoquée au niveau local de façon le plus souvent fantaisiste. Dans une “ chronique ” débordante retraçant la généalogie des Anglo-Indiens, écrite en 1988, Allan Sealy en capte l’esprit avec une ironie savoureuse[3]. Durant la période coloniale, les plus grands romans privilégiaient la philosophie et le rapport aux valeurs culturelles (Tagore[4]), la difficile réalité des villages (Premchand[5]), les iniquités du système des castes (Mulk Raj Anand[6]). Pourtant, 1935 – qui vit la mise en place d’une représentativité indienne dans les assemblées législatives régionales et la création du National History Congress dont la mission consistait à apporter des fondements scientifiques à l’histoire du pays – annonçait un tournant.
Douze ans plus tard, en août 1947, l’exultation de l’Indépendance fut assombrie par les horreurs de la Partition[7]. Il fallut attendre 1956 et Khushwant Singh pour voir raconter, sous forme de roman ces événements dramatiques[8], puis attendre encore quatre décennies que se referment les plaies les plus vives afin que les victimes puissent s’exprimer. Urvashi Butalia[9] d’une part, Ritu Menon et Kamla Bhasin de l’autre[10], rapportent les témoignages de plusieurs d’entre elles “ afin de briser le silence ”. L’historien Mushirul Hasan consacre à la Partition des recherches approfondies[11].
La nécessité d’établir les fondements d’une histoire nationale indépendante des constructions coloniales et communautaristes entraîna les chercheurs à s’appuyer sur les données des sciences sociales[12]. Historiens et linguistes entreprirent de réviser la datation des textes sacrés et des épopées dont la prétendue haute antiquité étayait l’idéologie nationaliste hindoue. Le deuxième traumatisme de l’Inde indépendante, l’État d’urgence (1975-1977) imposé par Indira Gandhi contribua peut-être à hâter la réévaluation progressive de grandes figures empêtrées dans la révérence, voire la vénération dont elles faisaient l’objet. Dans Les Enfants de minuit (1981), Salman Rushdie célèbre la coïncidence de l’histoire du narrateur et de l’histoire tout court, et donne libre cours à l’hostilité que lui inspire la fille de Nehru devenue Premier ministre. Mukul Kesavan, historien doublé d’un écrivain, revient dans un grand roman d’aventures sur les années qui précédèrent la Partition et se demande si l’échec de l’Inde à rester entière ne fut pas celui du Congrès à s’assurer la confiance de tous les Musulmans du pays[13] – alors même que la direction du parti s’apprêtait à former le premier gouvernement de l’Inde indépendante. Dans un double déplacement irrévérencieux, un roman satirique de Shashi Tharoor donne aux figures de la politique indienne depuis la lutte pour l’Indépendance le visage des personnages du Mahabharata[14]. Historiens et écrivains traitent, avec un doigté d’archéologue au pinceau, des épisodes jusqu’alors mentionnés à la hâte, et de nombreux textes écrits à la charnière du XXIème siècle procèdent d’un même esprit de recentrage et de vraisemblance. L’œuvre d’Amitav Ghosh est tout entière le fruit d’une interaction féconde entre fiction, histoire et sciences sociales. Moins nombreux à être connus de nous, les grands auteurs indiens écrivant en langues indiennes, tel U.R Ananthamurthy en kannada, questionnent sans indulgence tradition et modernité.
Lorsque le gouvernement nationaliste hindou (1999-2004) chercha à inverser ce mouvement d’ouverture en ordonnant la réécriture des manuels d’histoire pour y faire prévaloir la supériorité hindoue, journalistes et écrivains s’insurgèrent. Parmi ces derniers, Githa Hariharan trace, dans un roman dédié “ À tous ceux qui élèvent la voix en temps de siège ”, le portrait d’un professeur d’université, que rien ne prédisposait à la révolte, en butte aux pressions du fondamentalisme de certains collègues sûrs de leurs appuis, à la passivité ou à la peur des autres[15].
L’ouverture du champ historique s’est produite dans un espace démocratique riche en débats, alimenté par une presse de qualité où l’on peut lire fréquemment les analyses et les points de vue de ”public intellectuals” d’envergure, Amartya Sen, Arundathi Roy, Ramachandra Guha entre autres, mais aussi Noam Chomsky. Cette observation sans concession des phénomènes de l’actualité permet, aujourd’hui encore, de soumettre l’expansion économique et sociale au regard critique. L’Inde s’observe à présent au grand-angle sur la carte du monde. Son adhésion à de nouvelles règles du jeu, loin de satisfaire tous les Indiens, accélère le développement des villes, l’esprit d’émancipation qui y souffle et l’ascension de la classe moyenne urbaine. Bombay, gigantesque et complexe, a donné lieu récemment à une étude magistrale et familière de Suketu Mehta[16] et dans un premier roman d’Altaf Tyrewala, chaque personnage subit un aspect ou un autre de la démesure de cette mégapole[17]. Quant à Bangalore, qui est au cœur du recueil de nouvelles de Lavanya Sankaran[18], c’était il y a moins de trente une ville appréciée des retraités pour son calme et son air frais, dont toutes les coutures craquent aujourd’hui sous la pression d’une nouvelle population liée à sa fonction de capitale des technologies de l’information. C’est dans les villes que les femmes, s’acheminant vers une plus grande indépendance[19], prennent la parole, et leur plume aborde tous les domaines de la revendication. Shashi Deshpande s’attache à décrire avec subtilité l’évolution de personnages féminins avec lesquelles elle ne se confond pas[20], mais d’autres écrivent à la première personne (mal déguisée en troisième) l’aspiration individuelle de la femme à la liberté. Cette expression constitue un phénomène social important – sans révéler autant de talents qu’elle n’a produit de livres, à l’exception remarquable de Githa Hariharan[21] et de Manju Kapur[22].
Féminité, indépendance, urbanité, Arundathi Roy, la découverte littéraire la plus étonnante des dernières années du XXème siècle, les cumule. C’est une femme enfin dégagée de l’emprise de la société sur sa pensée et sur son choix de vie qui s’exprime, sans pour autant se désintéresser du devenir de la société, ainsi qu’elle l’a prouvé en s’attachant à soutenir des victimes d’une expansion impitoyable. Plus que ses écrits – même s’ils lui ont valu des poursuites en justice – c’est la liberté de sa personne, son exception, la clarté sans compromis de ses positions qui déclenchent en Inde à son endroit des réactions d’une mauvaise foi si teintée d’hostilité que certains s’en étonnent (sans pour autant apporter de réponse appropriée[23]). L’explication pourrait résider dans le fait qu’elle signale l’émergence de l’individu féminin, jalon de toute première importance dans l’histoire sociale du pays.
Quant à la centralité de l’individu masculin, c’est sans doute Upamanyu Chatterjee qui, avec une ironie à la fois mordante et nonchalante, la reflète le mieux, à travers son mal-être. Bureaucrate malgré lui s’ennuyant à mourir dans un trou de province ou adolescent à l’orientation sexuelle fluctuante qui cherche à perdre du poids[24], son personnage illustre sous tous ses angles l’homme empêtré dans sa condition sociale : constitution, isolement et contraintes, malentendus et impasses des relations.
Le roman aux multiples facettes de Tarun Tejpal[25] révèle à travers ses personnages eux aussi très individualisés un aspect passé jusqu’alors inaperçu d’une frange de la jeunesse étudiante des années 75-80 : sa ressemblance, dans ses désirs et jusque dans ses passages à l’acte, avec certaine jeunesse bien de chez nous à la fin des années soixante. Les personnages urbains de Sarnath Banerjee, créateur du roman graphique en Inde, sont beaucoup plus inhibés[26]. Mais la quête du livre – à écrire, chez Tejpal, à lire chez Banerjee – est leur commune obsession.
Ruchir Joshi[27] nous réunit plus sûrement encore – mondialisation oblige – dans un faisceau d’angoisses partagées. Car en 2030, où il place le point de départ de son récit fragmenté dans le temps et l’espace, nous récolterons les fruits du désastre planétaire que nous avons semé. On se battra pour un peu d’eau potable à Delhi, celle de nos ablutions se fera synthétique, des portions de territoire auront peut-être été rayées de la carte par des frappes nucléaires, nos enfants se feront la guerre dans l’espace, et l’esseulement aura atteint même l’Inde. Restera-t-il alors quelqu’un pour nous rappeler à la conscience d’une quelconque histoire ?
Dominique Irène Vitalyos
Conseiller littéraire Inde auprès du CNL, Salon du Livre de Paris 2007
Traductrice de l’anglais (Inde) et du malayalam
*Une version abrégée de cet article a paru dans le magazine Page de mars 2007. Tous droits réservés.
[1] Arundathi Roy, Le Dieu des petits riens (1997), trad. anglais Claude Demanuelli, éd. Gallimard 1999.
[2] Kalpana Swaminathan, Saveurs assassines (2006), trad. anglais Edith Ochs, éd. Cherche-Midi, 2007.
[3] I. Allan Sealy, Le Trotter Nama (1988), trad. anglais Dominique Vitalyos, éd. Fayard, 2007.
[4] Voir par exemple Rabindranath Tagore, Gora (1907), trad. anglais Madeleine Glotz / bengali Pierre Fallon, éd. Le Serpent à Plumes, 2002.
[5] Voir par exemple Premchand, Godan (1936), trad. hindi F. Ouellet, éd. L’Harmattan, 2006.
[6] Mulk Raj Anand, Coolie (1936), trad. anglais, éd. Nagel 1947.
[7] Cette division du pays en deux États, Inde et Pakistan, préparée de longue date et décrétée le 14 août 1947, veille de l’Indépendance, entraîna le déplacement de douze millions de personnes. Un million d’entre elles perdirent la vie dans les violences (viols, amputations, meurtres). De très nombreuses familles subirent la séparation et perdirent leurs propriétés.
[8] Khushwant Singh, Un train pour le Pakistan (1956), trad. anglais Maurice Beerblock, éd. Autrement, 1997.
[9] Urvashi Butalia, Les Voix de la Partition (1998), trad. anglais Françoise Bouillot, éd. Actes-Sud, 2002.
[10] Ritu Menon et Kamla Bhasin, Women in India’s Partition, éd. Kali/Women unlimited, 1998.
[11] Voir par exemple Mushirul Hasan, India’s Partition : Process, Strategies andMobilization, éd. Oxford University Press 1998.
[12] Voir par exemple Romila Thapar, A History of India, vol. 1, éd. Penguin 1966 ; Ancient Indian SOCial History: Some Intepretations, 1978 ; A History of Early India from the origins to AD 1300, éd. Penguin 2003.
[13] Mukul Kesavan, Retour sur image (1995), trad. anglais Dominique Vitalyos, éd. Philippe Picquier, 1999 (poche 2004).
[14] Shashi Tharoor, Le Grand Roman indien (1989), trad. anglais Christiane Besse, Le Seuil 1993.
[15] Githa Hariharan, En Temps de siège (2003), trad. anglais Marie-Odile Probst, éd. Zoé, 2006.
[16] Suketu Mehta, Bombay, Maximum City (2004), trad. anglais Oristelle Bonis, éd. Buchet-Chastel 2006.
[17] Altaf Tyrewala, Aucun Dieu en vue (2005), trad. anglais Marc Royer, éd. Actes-Sud 2007.
[18] Lavanya Sankaran, Le Tapis rouge (2005), trad. anglais Jean-Pierre Aoustin, éd. Mercure de France, 2006.
[19]Voir Sudhir et Katharina Kakar, Les Indiens, portrait d’un peuple (2007), trad. anglais Dominique Vitalyos et Cécile Déniard, éd. Le Seuil, 2007, chap. 3.
[20] Shashi Deshpande, La Nuit retient ses fantômes(1980), trad. anglais Simone Manceau, éd. Ramsay, Livre de Poche 2004 ; Question de temps (1996), trad. anglais Simone Manceau, éd. Philippe Picquier 2007.
[21] Githa Hariharan, Les Mille visages de la nuit (1992), trad. anglais Marie-José Minassian, éd. Philippe Picquier 2000 (poche 2006).
[22] Manju Kapur, Difficult Daughters, éd. Penguin India 1998.
[23] Saba Naqvi Bhaumik, ”Why we love to hate Ms. Roy”, Outlook India, 28/12/2006.
[24] Upamanyu Chatterjee, Les Après-midi d’un fonctionnaire très déjanté (1988), trad. anglais Carisse Busquet, éd. Laffont 2002 ; Weight Loss, Viking Penguin 2006.
[25] Tarun Tejpal, Loin de Chandigarh (2005), trad. anglais Annick Le Goyat, Buchet-Chastel 2005.
[26] Sarnath Banerjee, Corridor (2004), trad. anglais Jean Delahaye, éd. Vertige Graphic 2006 ; Calcutta (2006), trad. anglais Claro, éd. Denoël, 2007.
[27] Ruchir Joshi, Le Dernier Rire du moteur d’avion (2001), trad. anglais Dominique Vitalyos, Fayard, 2006.
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